Monsieur le Président,
De nombreux Guinéens ont applaudi votre action du 5 septembre 2021, pour plusieurs raisons :
Premièrement, vous les aviez libérés des dérives autoritaires d’un homme qui a commis un coup d’état constitutionnel, en s’arrogeant un mandat de trop au prix des vies des citoyens innocents et d’importants dégâts matériels ;
Deuxièmement, votre profession de foi, à en croire vos premières déclarations de prise de pouvoir, leur a donné toutes les raisons de croire en votre parole d’honneur. Laquelle augurait des assurances de restaurer la confiance mutuelle et de rétablir la cohésion sociale, ainsi que les libertés fondamentales et la démocratie, jusqu’ici confisquées par le régime déchu. Bref, remettre sur les rails un pays qui était assurément en proie à l’explosion et au déluge ;
Troisièmement, les Guinéens, las de la conjoncture socio-économique dégradée et des violentes et macabres répressions policières subies lors des manifestations anti 3ème mandat d’Alpha Condé, avaient-ils le choix face au renversement d’un régime en manque de légitimité ? Certes, un coup d’état n’est point souhaitable en démocratie. Mais entre deux maux, il faut choisir le moindre. Ainsi, l’euphorie qui a suivi votre prise de pouvoir était non seulement l’effet de vos discours rassurants, mais aussi la résultante du désaveu cinglant pour un régime usé et trempé dans la corruption ;
Quatrièmement, en militaires républicains, vous et vos camarades d’arme avez fait le choix d’une carrière de soldat qui implique non seulement un engagement personnel à défendre la patrie, même au péril de la vie. Mais également à sceller, en temps de rupture démocratique, un contrat moral et de confiance avec vos compatriotes, dans un sens du devoir patriotique. Votre coup de force fut donc perçu par l’opinion publique comme un sursaut patriotique de l’armée guinéenne, sous votre impulsion. Un acte courageux voire inédit dans l’histoire du pays, ce qui a valu admiration et respect de vos concitoyens.
Monsieur le Président,
Je voudrais vous alerter sur un nombre non exhaustif d’insuffisances à corriger dans la conduite de la transition, afin d’éviter la rupture de contrat moral et de confiance avec le peuple. Il s’agit entre autres :
Du flou artistique sur la durée de la transition
En choisissant, de manière opaque, une transition de 36 mois pour le retour des civils au pouvoir, tout en entretenant délibérément le flou sur la date de démarrage de celle-ci, vous nous laissez croire au dessein voilé de votre démarche tendant à faire glisser la transition, pour des gains personnels. Bien sûr, les six mois qui ont été présentés par la CEDEAO pour ce faire n’auraient pu être tenables. Toutefois, au regard du contexte guinéen, dix-huit mois au plus suffiraient (raisonnablement) à organiser les élections pour permettre un retour à l’ordre constitutionnel. Cela est d’autant plus fondé que le Burkina Fasso et le Mali, malgré les problèmes sécuritaires qui les assaillent actuellement (contrairement à la Guinée) ont tout de même fini par adopter des chronogrammes de transition acceptables, soit 24 mois pour chacun ;
De l’insuffisance de volonté de promouvoir un véritable dialogue politique avec les forces vives
De toute évidence, l’on constate des atermoiements qui perdurent depuis la genèse de la transition dans la mise en place d’un cadre de dialogue franc et inclusif. Et cela en dépit d’incessantes interpellations par les forces vives et l’organisation sous-régionale, la CEDEAO. Par ailleurs, il aura fallu des menaces de protestation populaire sous l’égide du FNDC pour que le gouvernement brise le silence, à travers le discours récent du Premier Ministre appelant les acteurs politiques et sociaux à un début de dialogue sincère. Ce qui en dit long sur l’esprit tergiversant du CNRD à sortir de la transition, dans un bref délai ;
Du nihilisme- vouloir défaire et refaire tout au nom de la refondation de l’Etat
Tout récemment, le CNRD avait déguerpi, puis démoli les domiciles privés à Conakry et à l’intérieur. La démarche entreprise, au-delà de son caractère manifestement extrajudiciaire et choquant, sape un principe sacrosaint de la république, notamment celui de la continuité de l’Etat. Bien que certaines victimes de cette opération soient munies des titres de propriété légalement établis et y aient habité depuis plus de deux décennies. En conséquence, si vous faites fi de tous les actes administratifs antérieurs régulièrement pris par vos prédécesseurs en l’absence de décision de justice, notamment dans le domaine foncier, y compris le droit de propriété privée, vous risquez de fragiliser les fondements juridiques et institutionnels de l’État. Ce faisant, plusieurs interrogations nous taraudent l’esprit à savoir : voulons-nous léguer à nos progénitures une Guinée où la loi du fort est toujours la meilleure ? N’est-ce pas un cercle vicieux cette fameuse refondation de l’Etat, leitmotiv du CNRD ?
Pour rappel, l’arme que vous portez en bandoulière vous avait été octroyée par délégation de la société, à charge pour vous de vous en servir pour défendre l’état de droit, sous peine de trahir votre mission de soldat républicain et par conséquent de vous livrer au tribunal du Peuple et de l’histoire.
En outre, il convient de souligner que le rappel et/ou la mise à la retraite massive de la quasi-totalité des ambassadeurs guinéens (la crème des diplomates du pays pour la plupart), sans tenir compte de la pratique conventionnelle ni des dispositions pertinentes de la carrière diplomatique, ne sauraient demeurer sans conséquences pour la diplomatie guinéenne qui, si des mesures correctives ne sont pas prises à temps, perdrait ses lettres de noblesse. Cet état de fait est synonyme de jeter le bébé avec l’eau de bain !
De l’instrumentalisation politique de la justice ou encore la justice aux ordres
Annoncée comme boussole de l’action publique, la justice semble être un rouleau compresseur dans les mains des plus forts. Son arme est impitoyable à l’égard des hommes politiques redoutables ou des acteurs inflexibles de la société civile. La CRIEF dont la mise en place a été unanimement saluée peine à produire des preuves matérielles contre ses détenus sur lesquels pèsent de sérieux soupçons de malversations sous le régime déchu. Idem pour un leader politique contre qui, dans le dossier de vente des actifs de la défunte compagnie Air Guinée, l’action publique semble se diriger sélectivement avec plus d’acharnement. Les arrestations arbitraires, le déni de justice et l’irrespect des procédures légales dans l’action judicaire, la parodie de justice en un mot, autrefois dénoncées, reviennent au galop au grand dam des justiciables.
S’agissant de la récupération des biens de l’Etat pompeusement engagée par le CNRD, est-il besoin de rappeler que nul ne peut se faire justice soi-même ? L’Etat étant justiciable au même titre que les particuliers, mais face à certains faits irréguliers, l’on est en droit de s’interroger sur le bien-fondé des déguerpissements de certains citoyens de leurs domiciles.
De la même veine, des arrestations brutales des militants pro démocratie dont des leaders du FNDC ou encore l’empêchement de sortir du pays récemment de Foniké Mengué (Coordinateur du FNDC) ainsi que l’interdiction des manifestations citoyennes, visiblement dans le but de museler des voix dissonantes, pratiques liberticides qui rappellent l’ère sombre sous l’ex-Président Alpha Condé, sont des faits et méfaits de la transition.
Du Populisme
Il y a un faisceau des faits concordant qui montre que vous êtes en train de vous éloigner de votre parole de soldat. Celle de vous focaliser sur les impératifs traditionnels d’un régime transitoire. Autrement dit, vous semblez perdre de vue votre ultime mission- celle de rétablir l’ordre constitutionnel- en vous lançant tous azimuts dans des chantiers réservés aux pouvoirs normaux, en entreprenant des actions inopportunes, du moins populistes. Pour preuves, vos bains de foule, votre promesse d’adoption d’un enfant orphelin pourtant il y a plusieurs autres endeuillés par le sort similaire à travers le pays, la démolition des maisons des citoyens en dehors de tout cadre légal, votre promesse amphigourique de donations de terrains à des milliers de fonctionnaires retraités, l’immersion gouvernementale budgétivore assortie des conseils de ministres délocalisés teintés du bluff, les assisses nationales sans suite, j’en passe, illustrent cet élan populiste. Cela pour vous faire passer pour un homme providentiel, plutôt que de vous investir dans des actions essentielles qui concourent au retour à l’ordre constitutionnel. Tant bien que mal, les services sociaux de base se détériorent inexorablement sous votre gouvernement dont l’incompétence est notoire dans plusieurs secteurs. D’où la nécessité de réorienter l’action gouvernementale vers le retour des civils au pouvoir. Sinon penser que c’est à vous de résoudre les problématiques de développement du pays en un temps d’exception serait de la poudre aux yeux ou relèverait de l’utopie. En tirant sur la corde de populisme par lequel vous cherchez la légitimité qui vous fait défaut, vous vous glissez dans une gouvernance de pilotage à vue sans vision claire qui risque de s’écouler très vite comme un château de carte. Car « celui qui veut en tout temps et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants » nous enseigne un adage africain.
Mon Colonel,
Pour finir, il n’est jamais trop tard de bien faire, même si le navire de la transition semble tanguer en haute mer. Mais vous ne vous en rendez pas compte peut-être. Car « on est trop près de soi pour se voir ». Raison pour laquelle, je me permets de lancer cette alerte citoyenne comme l’exige l’intérêt de la Nation. Alors, saisissez cette belle opportunité pour stabiliser le navire dans ces vagues d’incertitudes et de déviation potentielles. Agissez vite, mon Colonel !
Pour ce faire et dans l’immédiat,
Faites cesser le dialogue de sourds qui prévaut actuellement entre le CNRD/gouvernement et les principaux leaders de la classe politique et de la société civile. Cela étant, rencontrez en personne ces leaders afin d’échanger en frères liés tous par la patrie. Cette action contribuera, à coup sûr, à rétablir la confiance et à désamorcer la bombe socio-politique à retardement dans le pays. En plus, sans tomber dans les complaisances d’encourager l’impunité, faites arrêter le harcèlement judiciaire à l’encontre des hommes politiques potentiellement présidentiables pour des raisons inavouées.
Également, vous gagnerez à vous départir du mythe du pouvoir qui vous enchaine et fait croire au-dessus de tout. Puisque vous paraissez tellement confiant de vous-même que vous ne doutez pas un seul instant de votre succès, n’en déplaise. La politique de l’autruche sur les questions saillantes de la transition, notamment le dialogue politique franc et inclusif, mène inéluctablement à l’impasse, laissant ainsi la porte ouverte à tout venant. Mieux vaut prévenir que guérir. Parce que personne, vous-même y compris, ne serait épargné par le cyclone, si la situation arrivait à s’enliser. Ne vous croyez pas invulnérable face à la révolte populaire ou un contre coup d’Etat par les éléments mécontents qui se trouveraient au sein de l’armée.
Dans le même registre, le sens du devoir et de l’honneur militaire ainsi que la vertu de l’humilité qui conviennent en pareille circonstance, devraient vous amener à prendre de nouveau un décret portant création et modalités du cadre de dialogue, sous les auspices du médiateur désigné pour la Guinée et en conformité avec les meilleures pratiques en la matière. Sinon, tant que votre gouvernement continue à recourir à des manouvres dilatoires ou à mettre les acteurs concernés devant le fait accompli dans la conduite de la transition, les lignes bougeront difficilement, au préjudice de la paix sociale. Car l’opacité et l’exclusion génèrent la suspicion, le mépris et l’indignation qui, à leur tour, enfantent inéluctablement des conflits qu’il faut éviter à tout prix.
Un grand leader mène le peuple à bon port à travers les bourrasques de l’histoire. Je souhaite ardemment que vous en soyez un. Mais c’est avec un prix. Celui de rester au-dessus de la mêlée, en faisant de sorte que le peuple choisisse librement ses dirigeants car la souveraineté appartient à ce dernier seul. Ainsi, vous sortirez grandi et serez gravé dans le marbre des héros de la Nation et vous ériger en personnalité respectée à l’échelle mondiale.
Vous en souhaitant bonne réception, je vous prie de croire, mon Colonel, en l’expression de mes sentiments patriotiques et dévoués pour la réussite de votre ultime mission de restauration démocratique.
Ibrahim KALLO
Juriste et Expert en Aide Humanitaire et Développement International, Gestion Stratégique, Développement et Culture de l’Entreprise et Leadership
Email : kalloibrahim76@yahoo.com